Le téléphone sonne, le silence nocturne est rompu. Je me réveille en sursaut et tente d’émerger tant bien que mal avant de quitter mon lit. On ne peut pas vraiment louper la sonnerie stridente qui retentit au rez-de-chaussée, il n’y a que les parents et leurs somnifères avalés quelques heures plus tôt qui restent plongés dans leurs rêves.
« Ce n’est rien Emi, va te recoucher. » Au milieu de couloir, ma petite sœur prend un air fâché, déçue de ne pas pouvoir avoir tous les détails de l’appel. Je ferme la porte de sa chambre alors qu’elle rentre dans celle-ci. La sonnerie se fait toujours entendre, je descends rapidement afin de décrocher.
« Il est 2h45, qu’est-ce… » « Je pense que Papa m’a oubliée, tu saurais venir me chercher au bal, à l’école ? » C’est Elisa, la deuxième Fitzmartin. Seulement deux ans nous séparent, nous sommes comme les deux doigts de la main. Alors, il est certain que je ne vais pas la laisser sur le trottoir de l’école. J’attrape mon manteau ainsi que les clés de la voiture de notre père pour ensuite me mettre en route. Mes yeux ont du mal à se débarrasser de la fatigue qui pèse sur mes paupières. Ils ne sont cependant pas aussi fatigués que pour m’éviter la vue d’Elisa tripotée par un mec. Je klaxonne un bon coup afin de faire sortir les deux tourtereaux de leur idyllique embrassade. Alors que je détourne le regard pour éviter d’en voir plus, la portière s’ouvre sur Elisa un peu éméchée.
« Ne vomis pas dans la voiture et je ne dirai rien à la maison… » Le
« rien » englobe son état d’ébriété ainsi que ce mec un peu louche, elle a finalement de la chance que nos parents dorment à point fermé. Notre père n’aurait pas hésité à la sermonner. Ce n’est pas mon rôle de le faire même si l’envie est là. Elisa sait ce que je pense des garçons qu’elle fréquente et ramène à la maison.
« Tu ne pourras pas toujours me protéger, il faudra bien que tu me laisses faire ma vie… » Elle a lu dans mes pensées, sa parole est comme une réponse aux voies silencieuses dans ma tête. Je sais qu’elle est grande à présent et qu’il faut que j’arrête de veiller sur elle. Mais c’est plus fort que moi, je tiens à elle. Et puis, je sais que c’est réciproque, qu’elle veille sur moi aussi.
-20ans***
« J’espère que c’est important Emi, j’ai des fouilles qui m’attendent… » Je sens qu’il y a un truc qui cloche, elle hésite, sa voix est faible. Le téléphone à l'oreille, je fixe la pyramide devant moi, aux pieds de celle-ci, quelques parcelles de sable sont balisées dans le but que nous, archéologues, passons au peigne fin les moindres recoins. J’aime mon métier, il m’a permis de voyager et visiter des pays impressionnants par leur culture et paysages. Comme dans chaque profession, il y a un lot de désavantages. Comme ne plus voir fréquemment sa famille, être présent seulement aux fêtes, ne pas voir grandir ma nièce ou simplement, ne pas voir d’attaches. Je fais parti de ces mecs carriéristes dont le job est devenu le but d’une vie, une passion. Ma vie sentimentale en pâti mais ça ne préoccupe pas plus que ça, j’ai le temps.
J’ai un mauvais pressentiment, ce qu’est sur le point de m’annoncer ma sœur va changer bien des perspectives. Je le sais, je le sens. C’est bizarre comme sentiment.
« Elisa est décédée dans un accident de voiture, Tom aussi… » Tom, le gars que j’ai croisé lors du sauvetage de ma sœur au bal. Comment j’aurais pu deviner que c’était en fait le grand amour ? Ils se sont fiancés et ont eu une adorable petite fille, Lou. Tout a été très vite dans leur vie de couple, mais pourquoi perdre du temps si c’est évident ?
Je suis déconcerté, perdu, brisé. C’est une blague, de mauvais goût mais ça ne peut être qu’une blague. La pire du monde entier. Mon regard fixe le sable, je ne sais pas quoi penser ni dire.
« Tu m’entends ? » Bien sûr que je l’entends, sa voix devient cependant de plus en plus lointaine. Mes pensées s’emmêlent et m’aveuglent.
« Faut que tu rentres à Painswick. On a besoin de toi ici. Et puis, Lou aussi. Tu es son parrain, tu dois te préparer à l’accueillir chez toi ! » Je raccroche, c’est un geste qu’Emi va sûrement prendre mal mais j’ai besoin de faire le point, rassembler mes affaires et deviner ce qui m’attend à Painswick.
-28ans***
« Lou ! C’est quoi ce bordel dans le salon ? » Je tente de prendre mon air pas content, ce qui marche cinq minutes. Pas plus. Car je sais que je suis comme elle, bordélique. La demoiselle déboule dans la pièce, son regard fait des allers retours entre son désordre et moi.
« T’es sérieux ? T’as vu ton foutoir dans le bureau ?! » Je lui lance un regard haineux pour ensuite continuer.
« Ce n’est pas élégant de dire foutoir » Elle rit avant de répondre rapidement, telle une balle de ping pong
« Et bordel… c’est élégant peut-être ? » Je fais semblant de la gifler, elle rit de plus belle car Lou sait que je ne lèverai jamais la main sur elle, ni sur aucune femme d’ailleurs. Je lève les yeux au ciel, je me demande parfois comment l’ai-je élevée pour qu’elle soit insolente. Non, plus sérieusement, c’est un ange. Nos débuts ont été compliqués, le temps a néanmoins fait son œuvre. Nous avons fait notre deuil et continué à avancer, ensemble.
Je l’aide à ranger le salon, car oui, nous essayons de nous soigner de notre désordre-maladif. Je tombe sur un dossier visiblement scolaire, je le lui montre avant de l’interroger du regard.
« C’est un projet que je dois rendre demain, c’est pour apprendre la mise en page d’un travail écrit. Comme sujet, on devait raconter nos vacances lorsque nous étions plus petits. » Je le feuillette et y retrouve des tonnes de photos de nos voyages. Un sourire étire mes lèvres, revoir ces photos réveille beaucoup de souvenirs. De bons comme de mauvais. J’avais eu du mal à décrocher de mon métier d’archéologue, j’étais fait pour être sur le terrain. Contrairement à Lou qui était une enfant touche à tout. J’avais arrêté de compter le nombre de fois où j’ai du m’excuser auprès de mes collègues car Lou avait fouillé dans leurs affaires. Je savais que ce mode de vie n’était pas fait pour un enfant mais je voulais retarder le plus tard possible ma retraite prématurée. C’était peut-être pour cela que je ne voulais pas d’enfant : je n’étais pas prêt à abandonner ce que j’aimais faire. J’ai pris conscience que je devais tout de même arrêter les fouilles archéologiques lorsque les résultats scolaires de Lou devinrent plus que médiocres. Et ce dû à ses absences répétées par ma faute. Je l’emmenais toujours avec moi sur les chantiers, hors de question de l’abandonner à mes parents, ici à Painswick. Mais tout ça devait changer, je devais lui offrir une stabilité et les moyens de réussir son avenir.
C’est pourquoi j’ai accepté la proposition d’emploi faite par une université voisine il y a un peu près six ans maintenant. Donner cours n’était pas si mal que ça finalement, je me suis surpris à aimer partager mon expérience et mes connaissances.
-36ans***
Allongé dans les draps de mon lit d’hôtel, j’ouvre doucement les yeux, ébloui par quelques lampes restées allumées. Je fixe le réveil avant de me rendre compte qu’on est au beau milieu de la nuit. Mon regard s’arrête enfin sur Chloé, recroquevillée dans un fauteuil au coin de la chambre. Elle griffonne sur son cahier de dessin avant de relever son menton en ma direction.
« Qu’est-ce que tu dessines de beau ? » Elle sourit, replace une mèche de cheveux derrière son oreille droite avant de fermer son carnet. Elle s’approche du lit et rampe vers moi.
« Toi, je te dessine toi. » Son accent français me fait sourire, c’est si charmant. Ce qui est encore plus agréable, ce sont ses lèvres qui rejoignent les miennes.
« Repose-toi, tu as encore une conférence barbante donnée par le Professeur Fitzmartin à suivre demain. » Son rire est délicat
« C’est vrai qu’il est difficile à suivre avec toutes ses théories farfelues ! » Elle se moque de moi, mais toujours avec douceur. Elle se glisse sous les draps avant de me fixer longuement
« Pourquoi tu ne resterais pas quelques jours de plus à Londres ? » Je soupire légèrement. L’idée m’a déjà effleuré mais je ne peux pas laisser Lou seule plus longtemps à Painswick. Elle s’est déjà assumée trois jours, je ne veux pas reporter mon retour. Même si j’en ai plus qu’envie.
« Tu sais bien que je ne peux pas… Tu me manqueras. » Elle affiche une mine déçue et acquiesce.
« Bonne nuit » me dit-elle en français.
Chloé est une bouffée d’air frais. Ma vie sentimentale n’a jamais été très stable, je ne l’ai jamais vraiment souhaité en fait. Mon boulot d’abord et on verra ensuite. J’ai néanmoins envie de changer la donne. Depuis que mon travail est devenu moins important à mes yeux, j’ai envie d’évoluer, de connaître autre chose que ce que j’ai vécu jusqu’à présent. Il y a plein de chose que je m’étais promis de vivre avant la quarantaine, et que je n’ai pas faites. Alors, il est temps de m’y mettre.
-39ans